La figure du médecin
Texte A : Balzac, Le Médecin de campagne (1833)
Médecin de campagne, Benassis, héberge pendant quelques jours un officier, le commandant Genestas. Ce dernier l’accompagne dans sa tournée. Le médecin rend visite à un jeune patient, Jacques.
Quand Genestas eut éclairé la chaumière, il fut frappé de l’extrême maigreur de cet enfant, qui n’avait plus que la peau et les os. Lorsque le petit paysan fut couché, Benassis lui frappa sur la poitrine en écoutant le bruit qu’y produisaient ses doigts1 ; puis, après avoir étudié des sons de sinistre présage, il ramena la couverture sur Jacques, se mit à quatre pas, se croisa les bras et l’examina.
– Comment te trouves-tu, mon petit homme ?
– Ta mère est bien longtemps à revenir.
– Monsieur, elle vient, dit l’enfant, je l’entends dans le sentier.
Le médecin et l’officier attendirent en regardant autour d’eux. Aux pieds du lit était un matelas de mousse, sans draps ni couverture, sur lequel la mère couchait toute habillée sans doute. Genestas montra du doigt ce lit à Benassis, qui inclina doucement la tête comme pour exprimer que lui aussi avait admiré déjà ce dévouement maternel. Un bruit de sabots ayant retenti dans la cour, le médecin sortit.
– Il faudra veiller Jacques pendant cette nuit, mère Colas. S’il vous disait qu’il étouffe, vous lui feriez boire de ce que j’ai mis dans un verre sur la table.
Ayez soin de ne lui en laisser prendre chaque fois que deux ou trois gorgées. Le verre doit vous suffire pour toute la nuit. Surtout ne touchez pas à la fiole, et commencez par changer votre enfant, il est en sueur.
– Je n’ai pu laver ses chemises aujourd’hui, mon cher monsieur, il m’a fallu porter mon chanvre à Grenoble pour avoir de l’argent.
– Hé ! bien, je vous enverrai des chemises.
– Il est donc plus mal, mon pauvre gars ? dit la femme.
– Il ne faut rien attendre de bon, mère Colas, il a fait l’imprudence de chanter ; mais ne le grondez pas, ne le rudoyez point, ayez du courage. Si Jacques se plaignait trop, envoyez-moi chercher par une voisine. Adieu.
Le médecin appela son compagnon et revint vers le sentier.
– Ce petit paysan est poitrinaire ? lui dit Genestas.
– Mon Dieu ! oui, répondit Benassis. À moins d’un miracle, la science ne peut le sauver. Nos professeurs, à l’école de médecine de Paris, nous ont souvent parlé du phénomène dont vous venez d’être témoin. Certaines maladies de ce genre produisent, dans les organes de la voix, des changements qui donnent momentanément aux malades la faculté d’émettre des chants dont la perfection ne peut être égalée par aucun virtuose. Je vous ai fait passer une triste journée, monsieur, dit le médecin quand il fut à cheval. Partout la souffrance et partout la mort, mais aussi partout la résignation. Les gens de la campagne meurent tous philosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à la manière des animaux. Mais ne parlons plus de mort, et pressons le pas de nos chevaux.
Texte B : Zola, Le Docteur Pascal (1893)
À Plassans, la jeune Clotilde vit heureuse aux côtés du docteur Pascal ; ce dernier a peu à peu abandonné son métier de médecin de famille pour se tourner vers la recherche.
Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteur Pascal continuait donc ses visites de médecin. Et, presque toujours, il avait au bras Clotilde, qui entrait avec lui chez les pauvres gens.
Mais, comme il le lui avait avoué très bas, une nuit, ce n’étaient guère, désormais, que des tournées de soulagement et de consolation. Déjà, autrefois, s’il avait fini par ne plus exercer qu’avec répugnance, cela venait de ce qu’il sentait tout le vide de la thérapeutique1. L’empirisme2 le désolait. Du moment que la médecine n’était pas une science expérimentale, mais un art, il demeurait inquiet devant l’infinie complication de la maladie et du remède, selon le malade. Les médications changeaient avec les hypothèses : que de gens avaient dû tuer jadis les méthodes aujourd’hui abandonnées ! Le flair du médecin devenait tout, le guérisseur n’était plus qu’un devin heureusement doué, marchant lui-même à tâtons, enlevant les cures au petit bonheur de son génie. Et cela expliquait pourquoi, après une douzaine d’années d’exercice, il avait à peu près abandonné sa clientèle pour se jeter dans l’étude pure. Puis, lorsque ses grands travaux sur l’hérédité3 l’avaient ramené un instant à l’espoir d’intervenir, de guérir par ses piqûres hypodermiques4, il s’était de nouveau passionné, jusqu’au jour où sa foi en la vie, qui le poussait à en aider l’action, en réparant les forces vitales, s’était élargie encore, lui avait donné la certitude supérieure que la vie se suffisait, était l’unique faiseuse de santé et de force. Et il ne continuait ses visites, avec son tranquille sourire, qu’auprès des malades qui le réclamaient à grands cris et qui se trouvaient miraculeusement soulagés, même lorsqu’il les piquait avec de l’eau claire.
Clotilde, parfois, maintenant, se permettait d’en plaisanter. Mais, alors, il s’égayait à lui retourner la vertu efficace de leurs visites communes. Ainsi, les gens riches, les bourgeois, où elle ne se permettait pas d’entrer, continuaient à geindre, sans aucun soulagement possible. Et cette dispute tendre les amusait, ils partaient chaque fois comme pour des découvertes nouvelles, ils avaient de bons regards d’intelligence chez les malades. Ah ! cette gueuse5 de souffrance qui les révoltait, qu’ils allaient seule combattre encore, comme ils étaient heureux, lorsqu’ils la croyaient vaincue ! Ils se sentaient récompensés, quand ils voyaient les sueurs froides se sécher, les bouches hurlantes s’apaiser, les faces mortes reprendre vie.
1partie de la médecine qui s’occupe des traitements.
2c’est le fait d’utiliser des traitements par tradition ou intuition, sans preuve expérimentale de leur efficacité.
3le docteur étudie l’hérédité, science nouvelle pour l’époque, à partir de l’histoire de sa famille, les Rougon- Macquart. Il s’agit de découvrir les lois qui régissent la transmission des gènes.
4Zola s’est documenté et reprend une thèse du docteur Maurice de Fleury, datant de 1892, préconisant des injections avec de « l’eau dans l’eau dans laquelle nagent des globules de sang ».
Texte C : Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)
Le narrateur, Bardamu est médecin à Rancy dans la banlieue parisienne. Son patient, le petit
Bébert, va mourir et Bardamu demeure impuissant devant l’évolution de sa maladie.
Elle a duré des semaines la maladie de Bébert. J’y allais deux fois par jour pour le voir. Les gens du quartier m’attendaient devant la loge, sans en avoir l’air et sur le pas de leurs maisons, les voisins aussi. C’était comme une distraction pour eux. On venait pour savoir de loin, si ça allait plus mal ou mieux. Le soleil qui passe à travers trop de choses ne laisse jamais à la rue qu’une lumière d’automne avec des regrets et des nuages.
Des conseils, j’en ai reçu beaucoup à propos de Bébert. Tout le quartier, en vérité, s’intéressait à son cas. On parlait pour et puis contre mon intelligence. Quand j’entrais dans la loge, il s’établissait un silence critique et assez hostile, écrasant de sottise surtout. Elle était toujours remplie par des commères amies la loge, les intimes et elle sentait donc fort le jupon et l’urine de lapin. Chacun tenait à son médecin préféré, toujours plus subtil, plus savant. Je ne présentais qu’un seul avantage moi, en somme, mais alors celui qui vous est difficilement pardonné, celui d’être presque gratuit, ça fait tort au malade et à sa famille un médecin gratuit, si pauvre soit-elle.
Bébert ne délirait pas encore, il n’avait seulement plus du tout envie de bouger. Il se mit à perdre du poids chaque jour. Un peu de chair jaunie et mobile lui tenait encore u corps en tremblotant de haut en bas à chaque fois que son cœur battait. On aurait dit qu’il était partout son cœur sous sa peau tellement qu’il était devenu mince Bébert en plus d’un moins de maladie. Il m’adressait des sourires raisonnables quand je venais le voir. Il dépassa ainsi très aimablement les 39 et puis les 40 et demeura là pendant des jours et puis des semaines, pensif.
La tante à Bébert avait fini par se taire et nous laisser tranquilles. Elle avait tout dit ce qu’elle savait, alors elle allait pleurnicher, déconcertée, dans les coins de sa loge, l’un après l’autre. Du chagrin enfin lui était venu tout au bout des mots, elle n’avait pas l’air de savoir qu’en faire du chagrin, elle essayait de se le moucher, mais il lui revenait son chagrin dans la gorge et des larmes avec, et elle recommençait. Elle s’en mettait partout et comme ça elle arrivait à être un peu plus sale que d’habitude et elle s’en étonnait : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » qu’elle faisait. Et puis c’était tout. Elle était arrivée au bout d’elle-même à force de pleurer et les bras lui retombaient et elle en restait bien ahurie devant moi.
Elle revenait quand même encore un bon coup en arrière dans son chagrin et puis elle se redécidait à repartir
en sanglotant. Ainsi pendant des semaines que ça a duré ces allées et venues dans sa peine. Il fallait pressentir |
que cette maladie tournerait mal. Une espèce de typhoïde maligne c’était, contre laquelle tout ce que je tentais venait buter, les bains, le sérum… le régime sec… les vaccins… Rien n’y faisait. J’avais beau me démener, tout était vain. Bébert passait irrésistiblement emmené, souriant. Il se tenait tout en haut de sa fièvre comme en équilibre, moi en bas à cafouiller.