Cheval de guerre
En 1914, Joey abandonne sa vie paisible de cheval de ferme : il est vendu à l’armée britannique. Une nuit, Joey est blessé sur un champ de bataille. Il s’immobilise, paralysé par la peur, au milieu du brouillard et des coups de feu… Lorsque la bataille cesse et que le brouillard se dissipe, il s’aperçoit qu’il est « dans un large couloir de boue » entre les deux camps ennemis : ce que les soldats appellent le no man’s land1 .
Sur ma droite et sur ma gauche, j’entendais s’élever rires et agitation qui se propageaient en vagues le long des tranchées, et où se mêlaient des ordres qu’on braillait : « Baissez la tête ! Que personne ne tire ! ». De ma position privilégiée sur ce monticule2 , j’entrevoyais seulement de temps à autre quelque casque d’acier, seule preuve pour moi que les voix que j’entendais appartenaient vraiment à des êtres bien réels. Une délicieuse odeur de cuisine s’en venait flotter vers moi et je redressai le nez pour la savourer. Elle était plus délicieuse que tous les picotins3 que j’avais pu déguster. En plus, il y avait là une pointe de sel. Attiré, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre par la promesse d’un aliment chaud, je me heurtais à l’infranchissable barrière des barbelés mollement déroulés, chaque fois que je m’approchais des tranchées de droite ou de gauche. Les soldats m’acclamaient quand je me rapprochais ; ils montraient carrément la tête au-dessus des tranchées, à présent, et me faisaient signe de venir vers eux ; quand j’étais obligé de faire demi-tour devant les barbelés et retraversais le no man’s land vers l’autre camp, de nouveau j’étais salué par un concert d’applaudissements et de sifflets. Mais, là encore, je n’arrivais pas à me frayer un passage parmi les barbelés. Je dus faire la navette une bonne partie de la matinée dans le no man’s land. Je découvris enfin, enfin ! dans ce désert dévasté, un petit carré d’herbe rêche4 et humide, qui poussait sur le bord d’un ancien cratère d’obus.
J’étais affairé5 à en arracher les derniers brins, quand j’aperçus du coin de l’oeil un homme en uniforme gris qui se hissait hors de la tranchée. Il brandissait un drapeau blanc. Je dressai la tête quand il se mit à couper méthodiquement le barbelé à la cisaille et qu’il avança, après l’avoir écarté. Pendant ce temps, il y avait force palabres6 et bruyante consternation dans l’autre camp et bientôt, une petite silhouette casquée, en capote kaki qui lui battait les jambes, émergea pour s’engager dans le no man’s land. Lui aussi tenait un chiffon blanc à la main et commença à se frayer un passage entre les barbelés pour venir vers moi.
L’Allemand fut le premier à sortir des barbelés, laissant derrière lui un étroit passage. Il s’approchait lentement de moi à travers le no man’s land, m’invitant sans arrêt à venir vers lui. Il me fit immédiatement penser à mon bon vieux Friedrich7 , car c’était comme lui un homme aux cheveux gris, vêtu d’un uniforme négligé et pas boutonné – et il me parlait avec douceur. Il avait une corde à la main ; l’autre main était tendue vers moi. Il était encore trop loin pour que je puisse y voir nettement mais, d’après mon expérience, une main qu’on tend est souvent mise en creux autour de quelque chose. C’était là promesse suffisante pour que je m’avance prudemment vers lui en boitant. Des deux côtés, à présent, les tranchées étaient bordées d’hommes qui m’acclamaient, debout sur les parapets8 , en agitant leur casque au-dessus de la tête.
– Hé, p’tit gars !
Le cri venait de derrière et était suffisamment pressant pour me faire arrêter. Je me retournai pour apercevoir le petit bonhomme en kaki qui se faufilait en zigzaguant à travers le no man’s land, la main portant le chiffon blanc levée au-dessus de sa tête.
– Où tu vas comme ça, p’tit gars ? Minute, arrête ! Tu ne vas pas dans le bon sens, regarde.
Les deux hommes qui venaient vers moi n’auraient pu être plus différents. Celui en gris était le plus grand et, tandis qu’il s’approchait, je pus voir qu’il avait la figure fripée et ridée par les ans. […] Durant quelques instants muets et tendus, les deux hommes restèrent à plusieurs mètres l’un de l’autre, s’observant prudemment, sans dire un mot. Le jeune homme en kaki rompit le premier le silence.
– Bon, qu’est-ce qu’on fait ? dit-il en s’avançant vers nous et regardant l’Allemand qui le dépassait de la tête et des épaules. On est deux et on n’a qu’un cheval à partager. Sûr que le roi Salomon avait la solution, pas vrai ? Mais, dans le cas présent, elle n’est pas très pratique.
Pire, j’sais pas un mot d’allemand et je vois bien que tu comprends rien de rien à ce que j’te raconte, hein ?
Michael Morpurgo, Cheval de guerre, trad. d’André Dupuis et illustrations de François Place © Gallimard pour la traduction française.
1 Un no man’s land : expression anglaise, « terre d’aucun homme » ; pendant la Première Guerre mondiale, c’était la zone située après les barbelés entre les deux armées ennemies.
2 Un monticule : une petite butte.
3Les picotins : les rations d’avoine.
6 Force palabres : beaucoup de discussions.
7Friedrich : un vieux soldat qui s’était occupé de Joey.
8Les parapets : les murets de terre qui protègent les soldats lorsqu’ils tirent.